Denis Hippert, docteur en sociologie à l’Université Paris Descartes, revient pour The Conversation, sur les enjeux d’une rupture. Pourquoi la gestion de l’explosion de la cellule familiale est-elle si compliquée ?
Denis Hippert, docteur en sociologie à l’Université Paris Descartes, revient pour The Conversation, sur les enjeux d’une rupture. Pourquoi la gestion de l’explosion de la cellule familiale est-elle si compliquée ?
La famille nucléaire, qui regroupe deux adultes mariés ou pas et leur(s) enfant(s), est souvent considérée comme « naturelle » et/ou « traditionnelle ». Elle est même défendue comme telle par certains mouvements comme « La Manif Pour Tous » en France, qui s’est désormais fondu dans le collectif Marchons Enfants. Ce dernier a manifesté dimanche 6 octobre contre le projet de loi bioéthique actuellement discuté au gouvernement. Pourtant, la famille nucléaire est une forme de structure familiale parmi d’autres, dont il est possible de retracer historiquement l’avènement dans certains pays occidentaux, comme le rappelle notamment Emile Durkheim dans La méthode sociologique.
La famille nucléaire repose sur deux grands principes : l’inconditionnalité du lien de filiation et la conditionnalité du lien conjugal. Pour le dire autrement, une mère et un père de famille, qu’ils soient mariés ou pas, peuvent rompre le lien conjugal qui les unit, mais ne peuvent rompre le lien parental qui les unit avec leur(s) enfant(s).
Cet idéal normatif fait très largement consensus au sein des populations, en France comme dans d’autres pays européens et nord-américains. Pour autant, assurer la permanence du couple parental continue d’être un idéal difficilement atteignable pour des motifs d’ordre affectif, parental et matériel qui renvoient à des questions sociales bien plus larges que de simples conflits interpersonnels entre des parents peu responsables et incapables de s’entendre. En dépit de la banalisation des séparations et du divorce et de la dédramatisation des procédures, trouver un arrangement parental et matériel considéré comme « juste » par les ex-conjoints demeure aujourd’hui encore une question toujours difficile à résoudre à la suite d’une rupture du couple conjugal.
Maintenir le couple parental dans l’intérêt de l’enfant
Dans un entretien accordé le 22 août 2019 au journal Libération la secrétaire d’État Christelle Dubos, en charge de piloter la réforme du recouvrement des pensions alimentaires non versées, a déclaré ceci :
« J’ai coutume de dire que lorsqu’il y a séparation, seul le couple conjugal se sépare, mais le couple parental doit continuer d’exister. C’est pour cela que l’on travaille à poursuivre le déploiement de lieux d’accueil enfants-parents, où l’on peut permettre aux deux parents de se retrouver avec un tiers et d’essayer de réinstaurer le dialogue et la reconstruction du couple parental. »
Dans ce court extrait de l’entretien, la secrétaire d’État rappelle un principe important au fondement de l’idéal d’une « bonne séparation » et « du bon divorce » : maintenir « le couple parental » dans l’intérêt de l’enfant.
Le problème des pensions alimentaires non versées comme celui de l’absence de dialogue apaisé entre les parents séparés et/ou divorcés témoigne du fait, qu’après la rupture du couple conjugal, préserver le couple parental est un idéal qui aujourd’hui encore demeure difficile à mettre en pratique, dans un pays où près de 4 mariages sur 10 se terminent par un divorce.
Le sentiment amoureux perturbe les rôles de chacun
Pourtant, privilégier des rapports moins conflictuels entre les époux pour dédramatiser le divorce est une des raisons essentielles qui a orienté le législateur, des réformes de 1975, du 26 mai 2004, jusqu’à celle du 18 novembre 2016 instaurant le divorce par consentement mutuel sans juge.
Cette réorientation, qui constitue un changement important dans les modalités de régulation de la vie privée, vise, sans bien sûr se réduire à ce seul objectif, à préserver la permanence du couple parental. Certes, les procédures à l’amiable et consensuelles ont incontestablement contribué à « banaliser et à faciliter et à banaliser le recours » à la séparation et au divorce dans un pays comme la France. Toutefois, l’institutionnalisation de ce type de procédures n’a pas véritablement réduit toutes les difficultés auxquelles sont confrontés de nombreux conjoints pour organiser la cessation de cohabitation. En effet, sous l’emprise du sentiment d’amour, cette organisation a toutes les chances de ne pas être apaisée.
Nos recherches doctorales montrent que dans des confrontations entre un conjoint aimant éconduit par un conjoint aimé à l’initiative de la rupture du couple conjugal, le débordement d’affects vient perturber les rôles de chacun et l’équilibre des relations parents/enfant(s). Au moment de la cessation de cohabitation, il est souvent impossible pour les parents de s’accorder sereinement sur un arrangement dont la finalité serait le seul et unique intérêt de leur(s) enfant(s), tout comme il est souvent impossible au(x) enfant(s) de rester des tiers impassibles et neutres devant la peine et l’abattement que manifeste une mère ou un père aimant éconduit.
Que deviennent le logement et les enfants ?
Même à la suite d’une rupture du couple conjugal non perturbée par le désamour, l’organisation de la décohabitation peut vite devenir problématique. Que l’issue de la séparation ou, pour les couples mariés, du divorce, débouchent sur un accord ou un désaccord contentieux, pour se séparer physiquement les conjoints doivent, d’une part, décider qui s’en va et qui continue d’occuper le domicile et, d’autre part, s’arranger sur les modalités d’hébergement et de circulation des enfants.
Or le logement conjugal-familial n’est jamais considéré comme un simple « toit », une habitation. C’est un bien matériel qui a une valeur affective particulière aux yeux des parents et de leur(s) enfant(s), mais aussi une valeur économique – montant du loyer, prix du mètre carré –, sociale et culturelle à travers la réputation et les ressources – scolaire notamment – du quartier et de la ville dans lequel il est situé. Quant à la prise en charge des enfants, ce n’est jamais un accord évident à trouver car l’intérêt de l’enfant et l’égalité parentale peuvent être invoqués de façon contradictoire par des parents en désaccord qui cherchent à préserver leurs intérêts.
La prise en charge des enfants est aussi une question d’argent
De surcroît, l’instauration de certaines modalités de garde et de circulation des enfants impliquent le versement d’une pension alimentaire et donc d’une circulation d’argent relativement importante entre parents séparés.
Ainsi, qu’il s’agisse de la prise en charge des enfants comme de l’occupation du logement familial, les négociations afférentes à l’organisation de la cessation de cohabitation mêlent toujours des considérations affectives, parentales et matérielles sensibles et difficiles à régler. C’est souvent le cas lorsque les conjoints ont des enfants en bas âge dont ils n’envisagent pas de renoncer à leur prise en charge quotidienne et/ou hebdomadaire, disposent d’un niveau de revenus différent et sont locataires ou propriétaires d’un logement qu’ils souhaitent tous deux continuer d’occuper.
Prenons les cas de Fanny et Farid, deux personnes que nous avons interrogé pour notre enquête doctorale. Farid et Fanny nous ont déclaré mettre leurs revenus en commun avec leur conjoint respectif. Farid vit dans un foyer qui, au moment de la rupture, dispose d’à peu près 3 400 euros de revenus du travail net par mois. Farid gagne 2 600 euros, et sa femme, secrétaire, employée à trois quarts temps, environ 800 euros. Si Farid n’avait pas de pension alimentaire à verser en obtenant la résidence alternée de ses enfants – c’est le cas trois fois sur quatre en France lorsqu’un juge aux affaires familiales (JAF) institue une telle modalité d’hébergement résidence alternée de ses deux enfants –, il n’aurait pas à transférer la somme de 480 euros (somme d’argent calculée en fonction de la table de référence de 2015 dont disposent les JAF) par mois sur le compte de sa femme (soit 18,5 % de ses revenus).
Au cours de l’année 2015, la situation matérielle dans laquelle se trouve Fanny est tout autre. Fanny vit dans un foyer qui, au moment de la rupture, dispose de 5 121 euros (4 000 + 1 121) de revenus du travail net par mois. Fanny gagne le smic, son mari, cadre supérieur, 4 000 euros. Si, maintenant, suite à la rupture qu’elle a initiée, Fanny obtenait la garde avec résidence de son fils, elle devrait percevoir 471 euros de pension alimentaire (soit une somme d’argent qui équivaut à 42 % de son salaire).
Pour une mère de famille qui considère « tout faire dans sa maison » et « avoir toujours été là pour son fils » comme Fanny, on comprend que quitter le domicile conjugal-familial et accepter de mettre en place une garde alternée est un arrangement qui soit inenvisageable tant il paraît inéquitable. Symétriquement, pour un père de famille qui, comme Farid, travaille à temps plein, a financé presque intégralement l’achat du domicile conjugal-familial, et considère qu’il « s’est toujours occupé des enfants au quotidien », on comprend que la perspective « de laisser la maison, les enfants et verser une pension alimentaire » soit un arrangement aussi inenvisageable pour la même raison que Fanny.
Des différences de genre qui compliquent les négociations parentales
L’organisation de la séparation mêle des considérations parentales et matérielles d’une façon différente pour les femmes et pour les hommes. Bien documentée par la littérature sociologique, cette opposition de genre ne peut être saisie sans tenir compte de la façon dont les conjoints organisent et financent leur vie conjugale-familiale. Les femmes sacrifient souvent leurs ambitions professionnelles pour assurer les soins et les tâches domestiques liées à la présence d’un enfant en bas âge. Pour les hommes, on observe souvent un surinvestissement professionnel pour compenser la baisse des revenus occasionnée par la réduction du temps de travail de leur conjoint et les surcoûts engendrés par les exigences de confort liées à l’établissement d’une vie familiale.
Si l’on en juge par la différence relative de la durée des congés maternités et paternités, des possibilités de réduire ou d’aménager les horaires de travail dans un grand nombre de professions en fonction du statut sexuel, ou encore du stigmate pesant sur les femmes qui ne réduisent peu ou prou leur temps de travail et délèguent par trop la prise en charge du nouveau-né à leur conjoint ou à une tierce personne rémunérée, cette division sexuelle du travail est conforme aux normes parentales établies. Or, et c’est tout le problème, dès lors que l’un des deux conjoints a peur d’être lésé des profits matériels permis par cette division sexuelle du travail parental, les négociations afférentes à la cessation de cohabitation ont toutes les chances de devenir tendues et conflictuelles.
Contrairement à certaines représentations qui naturalisent et défendent un modèle nucléaire jugé indépassable et idéal, la famille n’a jamais été un « refuge », pour reprendre l’expression de l’historien américain Christopher Lash, dans lequel prévaut une parfaite concorde entre ses membres. Jadis inavouable publiquement et ne menant que peu d’époux à se séparer et à divorcer, la rupture du couple conjugal a toujours été un tournant relationnel que parents, enfants et leur entourage ont dû surmonter tant bien que mal.
En devenant possible, puis souhaitable et vivement encouragée une fois le couple conjugal rompu, la séparation est devenue une étape incontournable du processus de désunion. L’importance du nombre de séparation et de divorce dans un pays comme la France a incontestablement contribué à banaliser cette étape. Mais il n’en reste pas moins que son organisation demeure fort délicate, tant la famille est une institution prise dans des enjeux sociaux et politiques importants qui la dépasse.
Denis Hippert, Docteur en sociologie, chercheur associé au CERLIS, chargé de TD, Université Paris Descartes