INTERVIEW - Le 29 octobre 1969, le premier message de ce qui allait devenir le réseau Arpanet, l’ancêtre d’Internet, était transmis entre l’Université de Californie à Los Angeles et Stanford.
9 octobre 1969. À l’Université de Californie à Los Angeles, le professeur Leonard Kleinrock entre une série de commandes dans son ordinateur. À 570 kilomètres de là, son homologue de Stanford Bill Duval reçoit le mot «login», établissant ainsi le premier nœud du réseau Arpanet. Financé par l’Agence de recherche de l’armée américaine DARPA, Arpanet doit permettre aux institutions militaires et civiles de communiquer plus facilement entre elles.
Mais ce projet, porté par des chercheurs idéalistes, va dépasser les frontières de la défense et de la recherche pour devenir ce que l’on connaît aujourd’hui sous le nom d’Internet. L’historienne des réseaux et professeure à l’université du Luxembourg Valérie Schafer revient sur cette naissance.
LE FIGARO. - Qu’est-ce qu’Arpanet avait de novateur?
Valérie Schafer. - Le projet d’Arpanet est techniquement disruptif pour plusieurs raisons. La première, c’est la volonté de sortir des modèles de réseaux centralisés, qui connectaient des terminaux à un centre unique. La deuxième chose novatrice dans le projet Arpanet, c’est la volonté de jouer le jeu de l‘hétérogénéité, c’est-à-dire de faire un réseau qui ne soit plus constitué des machines d’un même constructeur. La troisième, c’est l’utilisation de la commutation par paquets, c’est-à-dire l’idée de découper un message qui doit être transmis dans le réseau en petits paquets et les assembler à destination.
Qu’apporte le découpage des données en paquets?
Cela permet une meilleure circulation dans le réseau et une meilleure sécurité. Si un nœud du réseau lâche ou est attaqué, il ne faut renvoyer qu’une partie du message. Mais la vision du professeur Leonard Kleinrock est moins liée à cette idée de sécurité qu’à la volonté de créer un réseau plus souple, plus réactif. On est dans une période où se développe une informatique plus interactive, bien avant l’arrivée de l’informatique grand public. Le but de ces paquets est de rendre le réseau plus fluide, pour mieux utiliser les infrastructures.
Arpanet est-il un projet militaire?
Le contexte de la guerre froide fait sentir que l’information et l’informatique sont des enjeux en cas de conflit. Mais ce projet est lancé sans but immédiat d’application militaire. Il doit simplement explorer des pistes de recherche en matière de circulation de l’information dans les réseaux. Jamais le projet n’a été classé secret militaire. Il y a effectivement des financements militaires à Arpanet, mais c’est un réseau qui associe très largement le monde universitaire et l’industrie dans un projet de recherche dont les applications ne sont pas pensées exclusivement en termes de défense. Un des mythes fondateurs d’Arpanet est que ce projet répondait à un risque d’attaque nucléaire. Mais pour les pionniers, il s’agissait davantage de recherche sur les réseaux et les moyens de communication.
La paternité d’Arpanet peut-elle revenir à une seule personne?
Arpanet est devenu possible par la convergence d’une multitude d’innovations. La communication par paquet avait déjà été pensée en amont, en dehors de l’ARPA, par un certain nombre de chercheurs. Apparaît également en amont l’idée d’une informatique plus interactive, où les machines doivent s’adapter davantage aux utilisateurs. Arpanet réunit ces idées pour faire un réseau ouvert, qui rassemble des machines de constructeurs différents et qui permet une certaine souplesse dans la transmission de l‘information.
Que pensent les pionniers d’Internet de Facebook?
Arpanet était au départ complètement en dehors des usages marchands. Les pionniers d’Internet ont construit cet outil avec une idée d’ouverture très importante. Ils souhaitaient un réseau qui respecte une forme de neutralité des usages. Aujourd’hui, on est de plus en plus dans des applications qui dominent le marché, un Internet qui est moins pair à pair, qui est moins distribué, qui a tendance à se centraliser davantage. Les pionniers ont tendance à rappeler cette volonté d’ouverture et de neutralité. La création d’Arpanet était un effort collectif. C’est un modèle auquel ils sont très attachés.
Se doutaient-ils de l’impact de leur création sur la société?
Aujourd’hui, ils disent qu’ils ont eu le sentiment de participer à une aventure extraordinaire qui allait changer des choses. Mais il s’agit peut-être d’une reconstruction a posteriori. Au départ, il était difficile d’imaginer une telle évolution d’Arpanet, puis d’Internet.
La création d’Arpanet s’est-elle faite exclusivement aux États-Unis?
L’histoire d’Internet se joue indéniablement aux États-Unis, mais dans le même temps, d’autres chercheurs européens commencent aussi à créer des réseaux. En France, l’Institut de recherche en informatique et en automatique est créé en 1966 par décision du général de Gaulle qui veut doter la France d’une recherche et d’une industrie informatique indépendante. En son sein est lancé le projet de réseau Cyclades, qui partage énormément de points communs avec Arpanet, notamment l’idée d’un réseau ouvert qui fonctionne avec des machines de constructeurs différents. Il sert donc les ambitions de la France de ne plus dépendre du matériel d’IBM et des autres constructeurs américains. L’équipe de Cyclades va même envoyer un de ses chercheurs à Stanford, ce qui montre qu’Internet est né d’échanges internationaux, notamment de chercheurs français dont le travail était extrêmement novateur et qui ont donc été partie prenante des réflexions qui ont mené à la création d‘Internet.