CORRUPTION: Les révélations des Luanda Leaks suggèrent la mainmise arbitraire d'Isabel dos Santos, fille de l'ex-président, sur l'argent de l'Angola.
26 septembre 2017. João Lourenço, le tout nouveau président angolais, prête serment. Et évince du fauteuil présidentiel José Eduardo dos Santos, après trente-huit ans de « règne ». Malgré les apparences ? le chef de l'État est un cacique du MPLA, le parti au pouvoir ?, sa nomination à la tête de l'Angola ouvre une nouvelle ère. À peine élu, João Lourenço prévient : la lutte anticorruption est une priorité de son mandat. Objectif : « récupérer les ressources dispersées dans le monde entier », expose-t-il aux parlementaires, lors de son premier discours à l'Assemblée en octobre 2017. La tâche, si elle est nécessaire, s'avère difficile, tant le phénomène est étendu.
Cette année-là, l'Angola pointe en effet à la 167e place de l'indice de corruption de Transparency International. N'en déplaise au clan dos Santos, quelques mois plus tard, la machine Lourenço est lancée. Des poursuites sont engagées contre le fils de l'ex-président, José Filomeno, pour détournement et blanchiment d'argent lié au fonds souverain angolais qu'il a dirigé. Mais c'est surtout sa s?ur qui, rapidement, fera les frais de l'engagement de João Lourenço. L'ancienne présidente de Sonangol, la puissante entreprise d'État chargée de l'exploitation et de la production de pétrole et de gaz naturel, est aujourd'hui poursuivie par la justice angolaise, accusée de détournements de fonds publics.
Une « nébuleuse » au service d'Isabel dos Santos
L'affaire, révélée en mars 2018, est pourtant l'arbre qui cache la forêt. Car « la princesse » serait en fait l'investigatrice d'un véritable système « d'accaparement des richesses publiques », une « nébuleuse composée de 400 sociétés identifiées dans 41 pays », établies pour les plus anciennes depuis 1992. C'est ce que révèle une enquête du Consortium international des journalistes d'investigation (ICIJ), à l'origine notamment des Panama Papers, publiée dimanche. Celle qui se présente depuis des années comme une « self-made-woman », symbole d'un entrepreneuriat africain libre de toute influence occidentale, y est accusée d'avoir littéralement « siphonné les caisses du pays ». Les 120 journalistes mobilisés par le consortium ? parmi lesquels la BBC, le New York Times ou Le Monde ? ont exploité plus de 715 000 documents.
Ces Luanda Leaks, qui ont pu voir le jour grâce à une fuite de données orchestrée par un ou des anonymes depuis la société de gestion financière d'Isabel dos Santos basée au Portugal, révèlent des détails inédits sur les montages financiers utilisés, le nom des sociétés qui l'y ont aidée et les montants en jeu. Si les noms d'Isabel dos Santos et de son mari Sindika Dokolo ne sont que très peu cités directement, les documents mettent en lumière la multitude d'intermédiaires engagés pour la gestion de leurs affaires. Dont des banques occidentales. L'enquête de l'ICIJ révèle en effet que des sociétés de conseil occidentales, telles que PwC et Boston Consulting Group, ont « apparemment ignoré les signaux d'alarme » en aidant Isabel dos santos à cacher des biens publics.
« Des sociétés européennes, portugaises pour nombre d'entre elles, ont largement contribué au système mis en place par Isabel dos Santos, explique Jon Schubert, professeur à l'université Brunel de Londres. Dans les années 2000, à une époque où les finances du Portugal étaient dans le rouge, il était bien commode de ne pas regarder de trop près ce qui se tramait depuis l'Angola. Cela coïncidait avec un boom économique sans précédent en Angola. Les hydrocarbures, la construction, les télécommunications?, le pays prospérait dans de nombreux domaines. Tout le monde, y compris à l'étranger, voulait sa part du gâteau. » Des processus couverts par « toute une gamme de prestataires de services, de banquiers, d'avocats, de sociétés de pétrole, et de consultants » qui ont autorisé « l'extraction de ressources appartenant au peuple angolais, de leur pays vers des capitales occidentales où cet argent était réinvesti », affirme Ricardo Soares de Oliveira, professeur à l'université d'Oxford à l'ICIJ.
Politique la cabale ?
Pour Didier Péclard, enseignant chercheur en sciences politiques à l'université de Genève, le système dos Santos-Dokolo Sanu était « connu depuis longtemps ». Mais les preuves, elles, manquaient. Aujourd'hui, la milliardaire de 46 ans se retrouve dos au mur. Via Twitter, elle s'est défendue d'avoir obtenu sa fortune de son « caractère », de son « intelligence », de son « éducation », et dénonce « avec tristesse le racisme et les préjugés de SIC Expresso [média portugais membre de l'ICIJ] qui rappelle l'ère des colonies dans laquelle un Africain ne valait pas un Européen ». Interrogée par la BBC, elle dénonce une « chasse aux sorcières » destinée à les discréditer, elle et son père. « Quand on est fils de, on est immédiatement coupable », estime-t-elle. Les accusations à son encontre ne seraient, selon elle, qu'une « attaque orchestrée par le gouvernement actuel pour des motifs politiques ».
« C'est un jeu habile, mais peu crédible, juge Jon Schubert. Il est vrai que la rapidité d'exécution de João Lourenço a surpris tout le monde. Mais son combat contre la corruption est sincère. Quand il prend le pouvoir en 2017, le pays est à un tournant, après trente-huit ans passés sous José Eduardo dos Santos. Une colère sourde commence à se faire sentir chez les classes moyennes aisées. Il n'avait pas le choix, il fallait assainir le pays. Aujourd'hui, il en récolte d'ailleurs les fruits, avec un capital sympathie au beau fixe. » Pour Didier Péclard aussi, la défense de l'héritière est « un peu facile ».
« Forcément, cette question a une teneur politique puisqu'elle est la fille de l'ancien président, affirme-t-il. Elle s'appuie sur le fait que, oui, la lutte anticorruption engagée par Lourenço tourne autour du clan dos Santos. Mais ce discours sera difficile à tenir, car maintenant il y a des preuves de son implication. Elle ne peut nier qu'elle a bénéficié du soutien de son père, acclamé comme le pacificateur de l'Angola pendant près d'une décennie. » Une situation à laquelle la population, dont 30 % vit avec moins de 1,90 dollar par jour, « n'a jamais été dupe », assure Jon Schubert. « Ces soupçons de détournements d'argent public étaient un secret partagé par tous les Angolais, mais qui ne pouvait être dévoilé. Aujourd'hui, ils en ont les preuves. »