Pas facile de trouver la sienne quand on est la fille d'une voix qui résonne aussi fort dans le monde artistique et au-delà. En s'inspirant des valeurs transmises par des parents modernes et aimants, la chanteuse béninoise a donné les armes à sa fille pour tracer son propre chemin.
Ses amis lui demandent souvent d’où lui vient l’énergie qui l’anime dès le petit-déjeuner. « Et pourtant, ni maman ni moi, on ne boit de café ou d’autre chose », assure Naïma Hébrail Kidjo. La jeune femme de 26 ans sait qu’elle a de qui tenir. À côté d’elle, l’anecdote fait d’ailleurs éclater d’un rire franc et sonore sa maman, Angélique Kidjo.
De l’énergie, elles vont en avoir besoin. Si la mère et la fille sont réunies à New York, entre deux concerts pour l’une, et un tournage de série ou une répétition de théâtre pour l’autre, c’est parce qu’elles travaillent sur un projet commun : une « pièce de théâtre musicale » dans laquelle un baptême traditionnel béninois servira de point de départ symbolique au récit de l’histoire de l’esclavage. « C’est aussi son histoire à elle, insiste la chanteuse née à Ouidah il y a 59 ans. Celle de mes ancêtres qui sont aussi les ancêtres de Naïma. »
Alors, qui de mieux placé pour faire le trait d’union entre l’Afrique et l’Amérique, le présent et le passé, que celle qui a reçu cette culture en héritage ? « J’écris le texte, les paroles, et puis papa et maman font la musique », explique la jeune fille d’un ton calme et posé. Un trait de caractère hérité de son père, le compositeur et musicien Jean Hébrail, explique-t-elle cette fois.
« Je ne concevais pas mon passage sur terre sans être mère »
« Si ma fille va bien, je vais bien », affirme l’artiste tout juste auréolée d’un quatrième Grammy Award. Sinon, c’est simple, Angélique Kidjo en perd « sa balance ». Un anglicisme qui en dit long pour une chanteuse sur l’importance du lien filial. « Je ne concevais pas mon passage sur terre sans être mère », raconte-t-elle. Et ce n’était pas son agenda surbooké de star internationale qui allait la faire renoncer. Pourtant, la diva béninoise se souvient encore de certains de ses proches lui proposant d’élever leur fille à leur place. « Si j’ai fait un enfant, c’est pour pouvoir l’élever moi-même avec mon mari ! s’offusque-t-elle encore aujourd’hui. Où je vais, mon enfant va. Donc j’ai commencé à voyager avec elle à dix jours. Et à trois mois, je l’ai emmenée au Bénin pour qu’elle rencontre ma famille. Elle a même fait le baptême traditionnel. Nous avons toujours voulu que notre enfant vive avec les deux cultures, pas en opposition constante ou en douleur constante, qu’elle comprenne », souligne cette femme issue d’une famille de dix enfants.
Une double culture qui a permis à Naïma Hébrail Kidjo d’avoir « cette mentalité d’inclusion ». Impossible de croire aux clichés quand on a grandi dans plusieurs cultures et plusieurs pays, souffle la jeune fille née au sud de Paris et qui passe aujourd’hui l’essentiel de son temps à Los Angeles.
Son seul regret : que sa mère ne lui ait pas appris les langues de son pays natal. « Je te parlais fon quand tu étais petite, mais ça ne suffit pas », se défend la chanteuse, qui parle non seulement français, anglais et fon, mais aussi yoruba, mina et goun. Sur le petit canapé, le débat est lancé. « Maintenant, c’est un peu tard, mais je trouve ça quand même dommage », commente Naïma. « Tu peux toujours apprendre, je te corrigerai ! » balaie Angélique Kidjo. « Dans quoi je me suis mise ! » sourit la jeune fille.
La parole libre
« J’avais envie de lui donner les valeurs que mes parents m’ont données, explique l’artiste qui a dû quitter le Bénin des années 1980 pour être plus libres. Qu’il faut se respecter soi-même pour pouvoir respecter les autres, s’aimer soi-même pour pouvoir aimer les autres, énumère-t-elle. Et surtout, très important, précise-t-elle : ne pas avoir la grosse tête. »
L’une a choisi le chant comme moyen d’expression, l’autre le théâtre. La voix comme vecteur et un goût des mots qui semble se transmettre de mère en fille. Tirez encore le fil de la généalogie familiale et vous trouverez la mère d'Angélique, directrice d’une troupe de théâtre et son père, receveur des Postes. Encore des mots, toujours des mots.
Pas étonnant que les deux femmes n’en soient pas avares quand on sait que l’un des principes transmis par Angélique Kidjo, c’est la « liberté de parole ». « À la maison, mon père et ma mère me disaient toujours : il n’y a pas de sujets tabous. À l’exception du racisme, de la xénophobie et de l’antisémitisme, on peut discuter. »
Avec Angélique Kidjo, il n’y a pas de vains mots. « Pourquoi ? Quand ? Comment ? ». C’était son surnom quand elle était petite. « Comment peut-elle apprendre si elle ne pose pas de questions ? » rétorquait son père à ceux qui trouvaient cette enfant un peu trop curieuse. Elle a aussi enseigné à Naïma cet art d’interroger le monde. « Dès qu’elle a su parler, elle a posé des questions et on lui a toujours répondu. On oublie souvent que les enfants sont des éponges : ils absorbent tout ce qu’on dit et ils n’oublient jamais rien. »
« J’ai essayé de passer toutes ces valeurs à ma fille pour qu’elle soit un être humain à part, conclut-elle. Pas qu’elle soit comme moi. Mais qu’à partir de cette base, elle puisse avancer dans le monde et comprendre qu’elle a une place et un rôle à jouer. Et que c’est à elle de décider de ce qu’elle a envie de faire. »
« J’ai mis longtemps à me dire que je pouvais chanter pour moi »
Et justement, comment se construit-on à l’ombre - ou plutôt au soleil - d’Angélique Kidjo, parfois érigée en icône ? « Cela a été un parcours pour moi, pour me définir, admet la jeune femme qui, plus jeune, refusait en bloc de pousser la chansonnette. « J’ai mis longtemps avant de me dire que je pouvais chanter pour moi et que cela n’avait rien à voir avec elle. » Aujourd’hui, la jeune fille s’est mise à la guitare et chante avec plaisir. Elle semble avoir trouvé sa propre voix : « Être actrice, c’est être artiste aussi, mais ce n’est pas être la même chose que ma mère. Je me souviens d’avoir un jour demandé à mes parents quelle était leur partie préférée de la création. Maman a répondu : “C’est être sur scène, en contact avec les gens”. Papa a dit : “moi, j’aime être dans le studio, construire les choses petit à petit”. Eh bien moi, je suis exactement au milieu : être actrice pour moi, c’est à la fois être sur scène, être sur les plateaux, mais c’est aussi être à la maison pour préparer les rôles et mémoriser. »
La musique ? Evidemment, Naïma est tombée dedans quand elle était petite. Angélique se souvient de ce jour où ils ont retrouvé la petite fille de 4 ans enfermée dans leur chambre d’hôtel transformée en studio, chantonnant un casque sur la tête et les paroles dans les mains. « Du coup, on l’a enregistrée sur Loloye. »
« Partout où je vois de l’injustice, je ne peux rester silencieuse »
Grandir avec une maman comme Angélique Kidjo, c’est aussi avoir « un compas très sensible à l’injustice », même si la jeune fille a conscience de ne pas avoir la même force de frappe que sa mère. « Partout où je vois de l’injustice ou de la méchanceté, je ne peux rester silencieuse. C’est vraiment quelque chose que j’ai appris de maman. » Alors c’est à son niveau par des actions quotidiennes qu’elle essaie d’améliorer les choses au quotidien. Comme il y a quelques jours. « J’étais avec des copines et je vois une fille sur la piste de danse avec quelqu’un qui se comporte mal, raconte-t-elle. Je leur ai dit : “venez, on y va.” Et on s’est mises à danser sur la piste autour d’elle pour éloigner le mec. »
Avec la Fondation Batonga* et son rôle d'ambassadrice de bonne volonté de l’Unicef, l'artiste engagée a fait de l’éducation des filles son cheval de bataille. « L’intelligence n’a pas de sexe », entend elle - encore - répéter son père. Angélique a été marquée enfant par ces bancs de l’école où à chaque rentrée manquaient quelques filles en plus. Naïma a bien retenu la leçon, elle qui a eu la chance d’étudier à la prestigieuse université de Yale. « Grâce à maman, je sais qu’être une femme ne veut pas dire ne pas avoir de carrière ou de grands rêves », estime la jeune femme, qui se décrit comme une « grosse intello ».
La force de rêver
Aujourd’hui, la maman de 59 ans admire « l’indépendance » de sa fille unique, qui mène sa barque à travers ses divers projets artistiques. Encore une valeur héritée de sa famille béninoise. Dans le panthéon de modèles féminins d’Angélique Kidjo, aux côtés de Miriam Makeba, Aretha Franklyn, il y a d’ailleurs ses grands-mères qui ont dû élever leurs enfants seules. « Ma grand mère maternelle me disait toujours : ton premier mari, c’est ton job. Il faut que tu aies un métier. »
« L’une des choses principales qui me restent, c’est la force d’avoir eu une mère - et des parents - qui ont eu des rêves aussi grands et ont réussi à vivre sans compromettre ni leur rêve ni leur famille, analyse la jeune fille. Et d’ajouter : « Même si j’imagine que ce n’était pas parfait et qu’il a dû y avoir parfois des concerts qui sont tombés le jour de mon anniversaire, ou l’inverse, mon anniversaire qui tombait le jour d’un concert. » Difficile d’échapper à la culpabilité quand on est mère et qu'on se demande dans sa chambre d'hôtel si la petite Naïma, à des milliers de kilomètres de là, a bien mangé. « J’ai fini par dépasser ça et à être plus en paix avec moi-même », confie la chanteuse.
De fait, à en voir la complicité entre les deux femmes et la richesse de sa carrière, elle a visiblement réussi à trouver « la bonne balance » entre passion et famille.
Et la petite Naïma devenue grande a appris à « remixer » les énormes plats de sa mère façon Bénin. Malgré cette passion commune, peu de chance de les voir mêler leurs talents sur cette scène-là. « On aime toutes les deux être les reines de la cuisine, mais on a des goûts différents », explique la plus jeune. Avec en particulier une grosse divergence de vues sur les choux de Bruxelles.
La Fondation Batonga œuvre pour favoriser l'accès des jeunes filles à l'enseignement secondaire et supérieur.