Depuis plus d'un an, l’armée rwandaise est soupçonnée de mener des opérations en RDC contre des groupes politico-militaires rwandais basés sur le sol congolais, avec l’accord du gouvernement de Kinshasa. Des partis d’opposition et des organisations de la société civile rwandais, comme congolais, dénoncent l’impact de ces incursions à répétition sur les populations civiles des deux pays, mais se heurtent au démenti de Kinshasa et Kigali et au silence de la communauté internationale.
« Kagame était dans tous ses états », raconte en octobre 2019 le général Delphin Kahimbi, alors chef des renseignements militaires de la République démocratique du Congo (RDC) dans un des restaurants où il avait ses habitudes à Kinshasa. L’entretien dont parle à l’époque l’officier aujourd’hui décédé [Delphin Kahimbi a été retrouvé mort fin février 2020 dans des circonstances mystérieuses, NDLR] remonte selon lui, au 31 juillet 2018. À quelques jours de la fin du dépôt des candidatures à la présidentielle dans le pays, alors que tous les yeux sont tournés vers le président Joseph Kabila, au pouvoir depuis 17 ans et soupçonné de vouloir se maintenir pour un troisième mandat, She Okitundu, le chef de la diplomatie congolaise, Kalev Mutond, le patron de l’agence nationale des renseignements (ANR) et le général Delphin Kahimbi sont photographiés, alignés sur un canapé face au chef de l’État rwandais. Le cliché est publié sur les réseaux sociaux et suscite bien des spéculations, Paul Kagame ayant été régulièrement accusé de parrainer ou menacer le régime de Joseph Kabila, rôle qu’il avait déjà joué auprès de son père et prédécesseur, Laurent-Désiré Kabila.
Officiellement, les trois hauts responsables sont venus transmettre un message du président congolais à son homologue rwandais. Paul Kagame est généralement bref dans ses échanges avec ses voisins, mais cette fois, les émissaires de Joseph Kabila vont rester plus de deux heures en sa compagnie. « Il fallait le voir, Kagame n’arrêtait pas de parler de la situation régionale, RNC, FDLR, Ouganda », raconte encore le général Kahimbi. Depuis des mois, Kigali alertait ses partenaires sur le rapprochement entre ces deux groupes politico-militaires basés au Congo -les Forces démocratiques de libération du Rwanda [FDLR, groupe rebelle hutu rwandais, NDLR] et le Rwanda National Congress [RNC créé par des dissidents du régime rwandais, NDLR]- et accusait Kampala de les parrainer. « C’était sans doute son cauchemar, l’alliance de ses anciens alliés tutsis [le RNC est dirigé par le Général Kayumba Nyamwasa, ancien chef d’état-major du Rwanda, NDLR] et des hutus de l’ancien régime », suppute alors Delphin Kahimbi.
Le chef de l’État rwandais avait à nouveau exigé des résultats et une coopération pleine et entière de son voisin pour étouffer dans l’œuf toute tentative de déstabilisation dirigée contre Kigali. À cet instant de l’histoire des deux pays, cette rencontre a impulsé un niveau de coopération rarement atteint, estimait le patron des services de renseignements congolais. Un autre participant se souvient de ce très long entretien : « À la fin, tout le monde était vraiment satisfait, et s’est félicité pour la sincérité des échanges. Paul Kagame avait même interpellé le général Delphin en l’appelant mon frère Kahimbi en swahili. »
Des « gages » donnés à Kigali
La suite de l’histoire va toutefois s’écrire de manière un peu plus inattendue. Joseph Kabila renonce à un nouveau mandat et se retrouve contraint à s’allier avec le fils de son principal opposant, Félix Tshisekedi, qui s’installe à la présidence. Jeune retraité, l’ex-président conserve le contrôle des assemblées, nationale comme provinciales, des forces de sécurité et se retrouve à la tête d’une fortune considérable. Son successeur, lui, sait qu’il va peiner à installer son pouvoir et cherche le soutien de son voisin rwandais. Son parti, l’UDPS, reste hostile au régime de son prédécesseur, comme à toute référence au président rwandais. Félix Tshisekedi lui impose l’un comme l’autre, et va jusqu’à s’afficher en décembre dernier main dans la main avec Paul Kagame. Cette alliance, a priori contre-nature, va entraîner, selon le Groupe d’études sur le Congo, une période intense d’opérations de l’armée rwandaise sur le sol congolais. Le GEC centre de recherche de l’Université de New York relève en effet une dizaine d’incidents en territoire congolais dans lesquels des militaires des deux pays seraient impliqués, sans que cela ne suscite de réelles réactions. « Des opérations menées conjointement par Paul Kagame et Félix Tshisekedi, c’est un double grigri pour l’ONU et la communauté internationale, elles ne veulent toucher ni à l’un ni à l’autre », s’amuse un diplomate africain.
Ce soir-là d’octobre 2019, dans l’alcôve d’un restaurant quasi désert du centre de Kinshasa, le patron des renseignements militaires congolais évoque par exemple la fermeture de camps de transit FDLR au Nord et au Sud-Kivu comme un gage donné trois mois après sa rencontre avec le chef de l’État rwandais. Sous les yeux de la Mission des Nations unies au Congo (Monusco), en novembre 2018, des centaines de rebelles hutus rwandais démobilisés et des membres de leurs familles sont rapatriés de force au Rwanda par l’armée congolaise. Cela faisait quatre ans qu’ils refusaient cette option, réclamant tour à tour un dialogue politique et leur réinstallation dans un pays tiers, sans se voir offrir d’autres alternatives qu’un retour au Rwanda sous le contrôle d’un régime qu’ils redoutent et sans garanties de liberté et de sécurité.
Delphin Kahimbi a souvent été à la manœuvre contre les rébellions que le Rwanda était accusé de soutenir, comme celle du M23. Longtemps très critique sur les motivations réelles du Rwanda à mener des incursions sur le sol congolais, le général Kahimbi dit ce soir-là comprendre la position de Kigali. « Ils veulent en finir définitivement avec tous ces groupes terroristes et génocidaires », explique-t-il. Nés dans les camps de réfugiés après le génocide de 1994, ces groupes rebelles hutus, mélanges d’officiers des ex-Forces armées rwandaises (FAR) et d’anciens génocidaires à l’origine, sont, plus de 25 ans après, majoritairement composés de natifs du Congo. Ils ont vu leurs effectifs fondre jusqu’à représenter à peine plus de 3 000 combattants selon Kigali. « Kagame a choisi la voie du troisième mandat, il redoute la rébellion de demain », finit par pointer le général Kahimbi.
Entre deux bouchées, le chef du renseignement militaire congolais se félicite des derniers coups portés à ces groupes armés étrangers qu’il a été longtemps accusé lui-même de soutenir. Il se vante d’avoir coordonné en personne l’arrestation de deux des figures des FDLR, Ignace Nkaka, alias La Forge fils Bazeye, l’emblématique porte-parole des FDLR, et Théophile Abega, chef des renseignements militaires pour le Nord-Kivu, au poste frontalier de Bunagana. « Ils revenaient tous les deux d’Ouganda, on a retrouvé dans leurs affaires la carte de visite d’un ministre ougandais et les contacts des gens de Kayumba. » Toutes ces « preuves » sont fournies à Kigali, les deux hommes sont livrés. Interpellé sur les entorses au droit international que ces extraditions extrajudiciaires peuvent représenter, le patron des renseignements militaires congolais s’emporte : « Ça, c’est bien les Occidentaux. Si on ne coopère pas, on est complices des génocidaires. Et quand on coopère avec Kigali, vous nous accusez de ne pas avoir de considération pour les droits de l’Homme. Allez dire ça à votre ami Kagame. »
Jusqu’à sa mort, Delphin Kahimbi s’est refusé à admettre la présence de troupes rwandaises sur le sol congolais ou leur influence dans les conflits intercommunautaires qui embrasent les hauts plateaux du Sud-Kivu, comme dans des combats au Nord-Kivu. Tout juste admettait-il que des militaires rwandais avaient pu « intercepter » l’un ou l’autre des chefs militaires rebelles portés disparus ou assassinés dans son pays. Le chef des renseignements militaires congolais disait avoir multiplié les voyages pour convaincre les armées d’Ouganda et du Burundi de rejoindre l’état-major régional intégré souhaité par le nouveau chef de l’État congolais, Félix Tshisekedi. Kampala et Bujumbura rechignent à rejoindre cette structure. « Ils voulaient qu’on vienne avaliser les opérations secrètes de Kigali », justifie un officiel burundais. Ce même officiel ironise : « On veut nous faire croire que si les chefs rebelles rwandais tombent comme des mouches, c’est dû à la soudaine expertise des commandos FARDC, quand les Rwandais se vantent sur les réseaux sociaux. »
En effet, en ce dernier trimestre de l’année 2019, plusieurs chefs rebelles hutus sont tués, et sur les réseaux sociaux, des officiels et proches du régime de Kigali multiplient les messages de félicitations aux « vaillantes » Forces armées de la RDC (FARDC). Les mêmes ne s’étaient pourtant jamais privés par le passé de les accuser d’être inefficaces ou complices de leurs ennemis. Depuis sa création, le groupe d’experts de l’ONU chargé de contrôler l’embargo avait dénoncé les liens étroits qui unissaient officiers congolais et rebelles hutus rwandais, accusant les premiers de fournir armes et munitions, les seconds de servir de supplétifs, notamment face aux rébellions soutenues par Kigali. Mais la donne change après la défaite de la dernière-née d’entre elles, le M23, en novembre 2013 : les FDLR et autres groupes hutus rwandais et congolais font l’objet d’opérations de l’armée congolaise et d’attaques de groupes armés hostiles, sur pression du Rwanda et de la communauté internationale. Ils ont perdu du terrain partout, mais jusque-là très peu de personnalités de premier plan.
Les « meilleurs connaisseurs » de l’armée congolaise
Dans la nuit du mardi 17 au mercredi 18 septembre 2019, le sinistre Sylvestre Mudacumura, chef militaire des FDLR, sous sanctions de l’ONU et poursuivi par la Cour pénale internationale, est assassiné avec certains de ses proches dans le territoire du Rutshuru, au Nord-Kivu. Cette nouvelle fait sensation tant ce nom avait hanté les forêts du Congo. Une seule photo de son corps circule, bouche ouverte, une cuillère négligemment posée sur son pantalon treillis. Les FDLR accusent Kigali. L’armée congolaise revendique, elle, cette opération. Dans les jours qui ont précédé, des informations circulaient sur la tenue d’une réunion de haut niveau des leaders de la rébellion hutue rwandaise. « Tout le monde savait qui était là, où et quand ils devaient se rencontrer », se souvient une source onusienne. « C’était presque sidérant, un tel niveau de fuites. »
Un ancien membre du groupe d’experts de l’ONU se dit lui aussi surpris : « Les FDLR ont toujours été les meilleurs connaisseurs de l’armée congolaise, leurs chefs étaient informés des attaques et avaient toujours le temps de fuir. » Des représentants de la société civile congolaise ne cachent pas leur agacement. Depuis plusieurs semaines déjà, ils soupçonnent la présence de troupes rwandaises sans parvenir à le prouver. « Les gens de Kagame publient des informations sur les réseaux sociaux avant même que notre armée ne soit capable de nous confirmer. C’est une manière de nous moquer », explique l’un d’eux.
Deux mois plus tard, le 9 novembre 2019, c’est Juvenal Musabyimana, alias Jean-Michel Africa, l’un des chefs historiques du RUD [Rassemblement pour l’unité et la démocratie, groupe dissident des FDLR, NDLR], qui subit le même sort. Un ministre rwandais se réjouit publiquement de voir les FARDC « nettoyer les forêts au karcher ». Kigali fulminait depuis une attaque meurtrière menée début octobre sur son sol, à Kinigi, attribuée à des combattants RUD.
La veille de sa mort, des proches le disaient inquiet et en mouvement. Jean-Michel Africa redoutait même d’utiliser son téléphone. « Tous les groupes sont infiltrés, Kigali surveille les communications », expliquait un dissident rwandais. Ce n’est peut-être pas une simple paranoïa. Quelques jours plus tôt, WhatsApp a annoncé poursuivre en justice une société israélienne, le Groupe NSO. L’enquête de l’ONG Citizen Lab, à la fois plateforme citoyenne et centre de recherches de Toronto, avait démontré que le logiciel Pegasus de ce groupe permettait, non seulement de placer un téléphone sous écoute, mais également d’ouvrir son micro ou d’allumer sa caméra. Près de 1 400 utilisateurs de cette messagerie instantanée avaient été ciblés, selon l’ONG, dont des opposants et activistes rwandais en exil, proches de groupes armés basés en RDC.
L’étrange disparition du chanteur rwandais Ben Rutabana
En cette fin d’année 2019, d’autres événements passent plus inaperçus: ceux-là concernent le Rwanda National Congress. Ce parti avait été créé en décembre 2010 par des dissidents du président Paul Kagame, parmi lesquels son chef d’état-major, le général Kayumba Nyamwasa, son chef des renseignements extérieurs, le colonel Patrick Karegeya, son directeur de cabinet, Théogène Rudasingwa et un ex-procureur général du Rwanda, Gerald Gahima. Cette même année, le général Nyamwasa est victime d’une tentative d’assassinat. Deux ans plus tard, le 31 décembre 2013, c’est Patrick Karegeya qui succombe, étranglé dans une chambre d’hôtel de Johannesburg. À l’époque, le président des FDLR, Victor Byiringiro, dénonce l’assassinat de « ce garçon » qui a « beaucoup fait » pour casser la méfiance entre anciens ennemis. Tout comme Paul Kagame, Kayumba Nyamwasa est accusé par les rebelles et hommes politiques hutus rwandais d’avoir systématiquement massacré combattants et civils hutus au Rwanda, puis pendant les deux guerres du Congo.
Le 8 septembre 2019, c’est un autre membre influent du RNC qui se volatilise : le chanteur franco-rwandais Ben Rutabana. Il s’était signalé pour la dernière fois ce jour-là à la frontière entre l’Ouganda et la République démocratique du Congo. Selon un de ses proches, il devait la traverser dès le lendemain et rallier des combattants du RNC réfugiés dans le groupement de Binza, sur le sol congolais. « Ben » était plus qu’un chanteur populaire. Ancien de l’Armée patriotique rwandaise [APR, rébellion de Paul Kagame, NDLR], il appartient à une des familles tutsies les plus connues du Rwanda. Il est à la fois le beau-frère d’Assinapol Rwigara, financier de la rébellion de Paul Kagame, mort dans un accident de voiture suspect, et oncle de Diane Rwigara, l’une des dernières opposantes à vivre encore au Rwanda. Cette disparition crée de vives tensions au sein du RNC. Des proches de Ben Rutabana soupçonnent Kayumba Nyamwasa d’en être responsable et d’avoir demandé à ses alliés ougandais d’arrêter ce rival. Sur plainte d’une ONG américaine animé par un ressortissant rwandais, un tribunal ougandais demandera même aux services de sécurité ougandais de produire Ben Rutabana, en vain. Pour justifier ses soupçons, l’entourage du chanteur évoque des différends entre les deux hommes et la suspension de Ben Rutabana des instances de direction du RNC, alors même qu’il est porté disparu.
Mais un autre hypothèse circule dans l’est du Congo, celle du dernier coup porté au RNC et à sa branche armée au Sud-Kivu. Cette disparition émeut jusqu’au sein de la communauté banyamulenge [Tutsis congolais, NDLR], de plus en plus hostile au régime de Kigali et qui dit se retrouver prise en étau. Depuis le changement de Constitution au Rwanda en 2015 qui annonçait le troisième mandat de Paul Kagame, dans le plus grand secret, le RNC est devenu plus qu’un simple parti politique. Il s’est implanté dans les Hauts Plateaux du Sud-Kivu, au sein de cette communauté et avec le soutien de certains officiers FARDC, mais connaît depuis plusieurs mois des revers militaires. « Ben Rutabana était le chef des opérations militaires du RNC au Congo, il a été tué comme les autres par un commando des forces spéciales rwandaises au Nord Kivu », croit savoir un ancien rebelle banyamulenge. « Il devait rejoindre les rescapés de son groupe armé qui était parti de chez nous à Bijombo dans les Hauts Plateaux, ils ont presque tous été décimés ou capturés en juin 2019 dans le Masisi par l’armée rwandaise. C’était la guerre totale. » Vingt-cinq d’entre eux seront présentés le 2 octobre 2019 devant le tribunal militaire rwandais de Nyamirambo. Officiellement, ils n’ont été que « récemment » capturés par l’armée congolaise et extradés à Kigali.