Quelques semaines après un camouflet dans les urnes, le président tunisien a tenu des propos très violents à l’égard des migrants subsahariens dans ce pays d’Afrique du Nord aux portes de l’Europe. Ce discours xénophobe a provoqué une vague d'indignation parmi les ONG et les militants des droits humains, qui accusent le locataire de Carthage de chercher à acheter le silence des Européens sur sa dérive autoritaire et à détourner l’attention de la grave crise que traverse le pays.
Lors d’une réunion du Conseil de sécurité nationale, le président tunisien Kaïs Saïed a accusé les migrants d’Afrique subsaharienne, de vouloir « modifier la composition démographique de la Tunisie » afin d’en faire « un pays purement africain », reprenant ainsi à son compte la théorie conspirationniste du « grand remplacement » du penseur français d'extrême-droite Renaud Camus.
Alors que la rhétorique du « Grand remplacement » de l’extrême-droite européenne est fondée sur une substitution en douceur d’une population européenne par une population immigrée, l’homme fort de Tunis a évoqué « plan criminel préparé depuis le début de ce siècle afin de changer la composition démographique de la Tunisie » en remplaçant une population arabe et musulmane par une population noire.
Le président a également accusé les migrants subsahariens d'être à l'origine de « violence, de crimes et d'actes inacceptables ». Il a aussi fait état de l’existence d’organisations recevant de l’argent de l’étranger pour participer à cette entreprise de « colonisation de peuplement » visant, selon lui, à estomper l’identité « arabo-musulmane » de la Tunisie !
Même si des discours racistes à l'égard des migrants, mais aussi des Noirs de nationalité tunisienne ont toujours existé dans ce pays qui a toujours servi de terre de transit vers l’Europe, c’est la première fois qu’un président de la République se réapproprie ces discours.
« En un claquement de doigts, la Tunisie est ainsi passée d’un racisme longtemps tu et qui n’apparaissait qu’occasionnellement sur les réseaux sociaux à un véritable racisme d’Etat », déplore Romdhane Ben Amor, le porte-parole du Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES), une ONG locale spécialisée dans la défense des droits des migrants.
Manœuvre de diversion
Cette mobilisation de la rhétorique anti-étranger fait écho aux propos haineux distillés par le « Parti nationaliste tunisien », une formation politique légale née en 2018 dont le porte-parole avait accédé fin janvier dernier aux plateaux de la télévision d’Etat (la chaîne Wataniya 1) pour dire ouvertement que « la Tunisie appartient aux Tunisiens » et gonfler les chiffres relatifs au nombre des migrants subsahariens en Tunisie pour le porter à un million alors que les estimations les plus élevées le situent à 50 000.
La parole du chef de l’État a suscité l’indignation des ONG et des défenseurs des droits de l’Homme alors que l’Union africaine a « condamné » les « déclarations choquantes » du président Saïed.
Cette xénophobie émanant du sommet de l’Etat a également réveillé un racisme enfoui au tréfonds de la société tunisienne, qui s’est notamment manifesté par des agressions physiques et verbales contre les étudiants et les immigrés issus de l’Afrique subsaharienne, à Tunis et dans plusieurs autres villes du pays.
Selon plusieurs analystes, la violente charge de Kaïs Saïed à l’encontre des migrants subsahariens cache avant tout des calculs politiques étriqués. D’autant plus que la question migratoire n’a jamais été un sujet de débat politique en Tunisie.
« La popularité du président est au plus bas. Face à cela, il y a une réaction répressive de désigner un ennemi intérieur fantasmé sans aucun rapport avec la réalité. Ce n'est pas une exception tunisienne. Lorsqu’il y a une incapacité à répondre aux revendications internes à un pays, la solution la plus simple est d'accuser un ennemi imaginaire, ici les migrants, afin de faire diversion », analyse donc Mahdi Elleuch, chercheur à l’ONG de défense des droits humains Legal Agenda.
Garde-chiourme de l’Europe
Kaïs Saïed, qui s’est arrogé les pleins pouvoirs en juillet 2021 après avoir congédié le Parlement, peine en effet à trouver des solutions à la grave crise économique dans laquelle se débat le pays. L’inflation culmine depuis plusieurs mois à plus de 10% alors que le taux de pauvreté a officiellement dépassé 20%. Et alors que l’endettement a atteint la barre de 100 milliards de dinars (environ 32 milliards de dollars), l’Etat a du mal à verser les salaires à temps et à régler les factures d’importation des principaux produits de base, ce qui alimente des pénuries récurrentes de lait, de sucre, de café et d’huiles de table.
La démocratie est aussi en panne dans le berceau du printemps arabe. Les dernières législatives ont enregistré un taux de participation de 11%, et le régime ne cesse de se durcir comme en attestent les récentes arrestations de plusieurs opposants, syndicalistes, juristes et hommes de médias dans le cadre d’une affaire de complot présumé contre « la sûreté de l'État ».
Dans un contexte de grave crise économique, le président tunisien semble donc chercher un bouc émissaire pour lui faire assumer la responsabilité de son incapacité à relancer la machine économique.
« Depuis 2021, et même avant, la Tunisie s’enfonce dans une crise sociale et économique profonde, avec même des pénuries de produits essentiels comme le lait ou le café. La dénonciation de l'étranger sert aussi à masquer ça. Dans ce contexte, le maillon faible, c’est les migrants subsahariens », souligne Vincent Geisser, un sociologue français spécialiste de la Tunisie.
Mahdi Elleuch croit par ailleurs déceler une sorte de chantage pour les partenaires européens de la Tunisie dans les dérives xénophobes de Kaïs Saïed.
« Il semble vouloir montrer aux pays européens qu’il est prêt à jouer le rôle de garde-chiourme de l'Europe pour empêcher les migrants subsahariens de rallier les côtes européennes. En étant coopératif sur la question migratoire, Kaïs Saïed achète le silence des pays européens sur le tournant répressif qu’il opère dans son pays, contre les droits humains, l’opposition politique et la liberté d’expression », estime-t-il.
L’absence d’une réaction des capitales européennes à la charge de Kaïs Saïed contre les migrants subsahariens et leur refus de dénoncer un recul de la démocratie en Tunisie, comme elles le faisaient sous Ben Ali, semblent d’ailleurs donner de l’eau au moulin des tenants de cette thèse.
Walid Kéfi