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Comment les États-Unis planifient le contrôle de la Banque africaine de développement
La guerre économique et commerciale entre les États-Unis et la Chine ouvre des lignes de front en Afrique. Après avoir ouvertement négligé le continent au début du mandat de Donald Trump, l'administration américaine met les bouchées doubles pour y bloquer l'expansion chinoise et reconquérir les parts de marché abandonnées. Une stratégie élaborée par les conseillers de l'ombre du président américain depuis 2017. Dans ce combat, la prise de contrôle des leviers de financement sur le continent est une priorité pour les Américains, avec comme cible majeure la Banque africaine de développement (BAD).

La guerre économique et commerciale entre les États-Unis et la Chine ouvre des lignes de front en Afrique. Après avoir ouvertement négligé le continent au début du mandat de Donald Trump, l'administration américaine met les bouchées doubles pour y bloquer l'expansion chinoise et reconquérir les parts de marché abandonnées. Une stratégie élaborée par les conseillers de l'ombre du président américain depuis 2017. Dans ce combat, la prise de contrôle des leviers de financement sur le continent est une priorité pour les Américains, avec comme cible majeure la Banque africaine de développement (BAD). Dans ce contexte, son président Akinwumi Adesina serait-il un pion à dégager ?

Adesina, un caillou dans la chaussure d'influence américaine ?

Engagé dans une campagne de pure forme pour décrocher, fin août, un second mandat à la tête de la Banque africaine de développement, Akinwumi Adesina est finalement plongé au c?ur d'un combat qui le dépasse. Certes, le Nigérian demeure le seul candidat à sa propre succession. Et s'il peut toujours se prévaloir du soutien de l'Union africaine, il n'obtiendra pas la victoire facile que tout le monde lui promettait. Car la rivalité économique et commerciale entre les États-Unis et la Chine traverse désormais l'Afrique. Et dans cette bagarre pour contrôler les leviers de décision et de financement sur le continent, la BAD, et donc le président qui la dirige, sont des enjeux majeurs pour le camp américain.

Stratégie de reconquête de l'administration Trump ?

Depuis son arrivée au pouvoir en janvier 2017, Donald Trump a pourtant paru ignorer l'Afrique. Le président américain n'a ainsi reçu que deux chefs d'État du continent à la Maison-Blanche. Du jamais-vu. Inquiets de l'omniprésence de Pékin sur le continent et de la perte d'influence économique de Washington sur le terrain, les conseillers de l'administration Trump ont concocté à partir de la fin 2018 une stratégie de reconquête susceptible de contrer la Chine en Afrique. Un lent travail de persuasion s'engage à l'égard du président américain et vire à l'obsession dans les rangs des néoconservateurs. Ironie de l'histoire, l'offensive est élaborée et menée dès l'origine par le faucon John Bolton, alors conseiller à la Sécurité nationale.

Car les conservateurs américains sont très inquiets. De 178 milliards de dollars en 2016, le volume des échanges commerciaux entre la Chine et l'Afrique a atteint 186 milliards de dollars en 2018, pour dépasser la barre symbolique des 200 milliards de dollars en 2019. Si l'objectif annoncé par Pékin en 2014 de viser les 400 milliards de dollars en 2020 se révèle irréaliste aujourd'hui, la tendance à la hausse inexorable et rapide des échanges entre la Chine et l'Afrique s'écrit de manière irréversible. Tout à l'inverse des relations commerciales entre les États-Unis et le continent.

Attaquer par le biais commercial

Pierre angulaire de la stratégie commerciale américaine sur le continent africain, l'Agoa (loi sur la croissance et les opportunités en Afrique) s'offre un piètre bilan pour ses 20 ans en 2020. Lancée en 2000 sous Bill Clinton, l'Agoa offre une franchise de droits de douane à l'entrée du marché américain à 6 500 produits africains (produits pétroliers, agricoles, textiles, artisanat?). Trente-neuf pays à majorité subsahariens en profitent. L'objectif ? Contribuer à diversifier les échanges avec le continent pour favoriser l'industrialisation de l'Afrique subsaharienne.

Toutefois, les produits pétroliers continuent de représenter les deux tiers des importations américaines? Après avoir quadruplé de 2002 à 2008, pour se hisser à 100 milliards de dollars, selon les chiffres de l'USAID, les échanges bilatéraux entre les États-Unis et l'Afrique s'effritent. Ils ont chuté à 39 milliards de dollars en 2017 pour faiblement remonter 41,2 milliards de dollars en 2018, principalement en raison de l'autosuffisance énergétique des États-Unis.

Parallèlement, au cours des cinq dernières années, les exportations américaines vers l'Afrique subsaharienne ont stagné en moyenne à 19 milliards de dollars par an. L'Amérique de Trump se rassure comme elle peut. Avec 54 milliards de dollars d'investissements directs étrangers en Afrique, les États-Unis devancent toujours la Chine dans ce domaine.

Mais cette domination chinoise en Afrique est un camouflet pour l'Oncle Sam. Peu à peu, des conseillers vont convaincre le président américain de regarder au-delà des frontières des États-Unis. Vice-président du Centre d'études stratégiques et internationales (Center for Strategic and International Studies, CSIS), à Washington, et président, entre autres, du Comité consultatif de l'Afrique subsaharienne pour la Banque d'import-export des États-Unis (Exim), Daniel Runde alimente la réflexion de l'administration Trump sur l'engagement économique des États-Unis dans le monde, notamment en matière de développement.

Passer par les institutions de développement, dont la BAD

Pour le conseiller, contrer la Chine en Afrique, en s'appuyant sur les institutions de développement, devient une fin en soi. Dans une note intitulée « L'administration Trump dirigera finalement le système de Bretton Woods », Daniel Runde écrit dès la mi-2017 que « les États-Unis chercheront à avoir leur mot à dire dans les nominations à venir des dirigeants des banques multilatérales de développement. » En octobre 2017, un autre proche de Donald Trump, Steven Dowd, l'actuel administrateur de la BAD en tant que représentant des États-Unis et président du comité d'audit et des finances de la banque panafricaine, confirmait cette volonté. « Je tirerai parti de la contribution financière américaine auprès de la banque afin de veiller à ce qu'elle soit utilisée au mieux pour l'Afrique et qu'elle serve les intérêts de la politique étrangère américaine là-bas. [?] Je m'efforcerai d'ouvrir l'Afrique aux investissements et au savoir-faire américains », promettait alors ce proche de Daniel Runde aux sénateurs américains pour décrocher le poste auprès de la BAD.

Républicain fidèle à Donald Trump, Daniel Runde précise, en octobre 2019, l'intérêt des Américains à contrôler la BAD pour enrayer la longue marche de Pékin sur le continent. « La BAD est une alternative à l'engagement en Afrique qui n'est pas dirigée par la Chine et elle peut contribuer à aider à recadrer l'Afrique comme une formidable opportunité économique. »

La charge menée contre Adesina

Porté dans une tribune sur le site américain The Hill, le message est clair. Sur sa lancée, le conservateur mène une charge contre la gestion de la banque par Akinwumi Adesina, son président. Daniel Runde insiste sur son manque de transparence et son soutien à des régimes autoritaires, notamment en organisant des assemblées annuelles de la BAD à Malabo (Guinée équatoriale), en juin 2019. « Quiconque a lu le livre classique Tropical Gangsters reconnaîtra que le gouvernement de la Guinée équatoriale est probablement l'un des plus corrompus du monde », assène Daniel Runde.

L'offensive s'était déjà accélérée depuis la nomination de Tibor Nagy en juillet 2018 comme secrétaire d'État adjoint américain aux Affaires africaines, un poste laissé vacant pendant plusieurs mois. Le 3 mars dernier, à l'ambassade des États-Unis à Kinshasa, il entamait son discours sur ce que devait faire « l'administration Trump en Afrique : contrer le discours de la Chine et montrer clairement que l'ampleur et la profondeur de l'engagement des États-Unis en Afrique sont incomparables. »

Sur le terrain, Tibor Nagy peut compter sur la renaissance, en mai 2019, de la Banque d'import-export des États-Unis (Exim) présidée par Kimberly Reed, une avocate qui a été conseillère principale des secrétaires du Trésor américain en 2004. À l'arrêt depuis 2012, le Congrès a redonné un mandat à l'agence fédérale qui dispose désormais d'une force de frappe théorique de 135 milliards de dollars. À charge pour l'Exim de consacrer 20 % de ses moyens à débloquer des financements capables de neutraliser les offres chinoises en Afrique. Le 14 mai 2020, le conseil d'administration de l'agence américaine a ainsi validé un prêt de 4,7 milliards de dollars au profit du Mozambique pour construire une installation de GNL. « C'est un excellent exemple de la manière dont une Exim revitalisée, grâce au leadership du président Trump et au soutien bipartisan du Congrès, peut aider à garantir l'utilisation des produits et des services made in USA, sans céder du terrain à des pays comme la Chine et la Russie », s'est réjouie Kimberly Reed.

Dès 2018, un outil nommé Prosper Africa?

De plus, lorsque John Bolton a présenté la stratégie américaine pour l?Afrique subsaharienne en décembre 2018, il en a profité pour lancer Prosper America. Cette initiative, qui rassemble les ressources de plus de 15 agences gouvernementales américaines, est destinée à contrer la nouvelle route de la soie (Belt & Road), tracée par Pékin depuis 2013, avec la mission de doubler le commerce et l?investissement entre les États-Unis et l?Afrique. Prosper America est en train de mettre en place un guichet unique pour faciliter l?accès des entreprises américaines à plus de 60 services de soutien aux investissements commerciaux. Toutefois, l?initiative patine. « Elle a perdu beaucoup de son élan en raison d?un déploiement très lent », soulignait en juin dernier Judd Devermont, directeur du programme Afrique au CSIS.

Suivi du Build Act ?

Autre brique posée par le Congrès en mars 2018, l'adoption du Build Act, qui crée l'US International Development Finance Corporation (IDFC), la banque de développement américaine, dotée de 60 milliards de dollars d'investissements contre 29 milliards pour sa prédécesseure. Concrètement, l'administration Trump cherche aussi à marquer des points en traitant directement avec les États. Washington tente ainsi de signer à tout prix un accord de libre-échange avec le Kenya. Des négociations sont en cours. Après celui conclu avec le Maroc en 2004, ce serait le deuxième que ratifieraient et concluraient les États-Unis avec un pays du continent. L'exemple serait symbolique du retour de l'Oncle Sam. En 2019, le Kenya a ainsi importé pour 391 millions de dollars des États-Unis contre plus de 3 milliards depuis la Chine. Dans l'esprit des Américains, un accord avec le Kenya servirait de tremplin pour négocier de nouveaux accords de manière bilatérale avec d'autres états.

Mais les néoconservateurs de Washington sont convaincus que les États-Unis ne peuvent juguler efficacement la mainmise chinoise en Afrique qu'à la condition de contrôler les leviers majeurs de financement sur le continent, comme la BAD, qui a approuvé plus de 7 milliards de dollars d'engagements en 2018 et qui bénéficie de la note remarquable de triple A de la part des agences internationales de notation.

Objectif final : contrôler les leviers de financement avec des candidats adoubés par Washington

La désignation statutaire d'un nouveau président de la BAD en 2020 n'est-elle pas une opportunité rêvée pour Washington de man?uvrer pour contrôler l'institution panafricaine et de favoriser ainsi la nomination d'un président acquis aux intérêts américains ? Sauf qu'Akinwumi Adesina barre la route des conseillers de Washington. Et il est le seul candidat à se présenter à sa propre succession. De plus, c'est un ressortissant du Nigeria, premier actionnaire de la BAD avec 9,1 % du capital de la banque. Avec 6,5 % de l'actionnariat, les États-Unis n'arrivent « qu'en » seconde position. Délicat.

Qu'importe. La banque compte 80 pays actionnaires, dont 26 pays non africains. Daniel Runde conteste ouvertement la gouvernance de la BAD qui donne la prééminence de vote aux pays africains, avec « 58,89 % des voix. » Or, s'étonne le républicain, en octobre 2019, dans une note du CSIS sur le rôle futur de la BAD, « à la Banque mondiale, les États-Unis ont 15,7 % des voix et un droit de veto de facto, alors qu'ils ne détiennent pas un droit de veto similaire à la BAD ». Une évidence s'impose pour le conseiller : « Les banques régionales de développement fonctionnent mieux lorsqu'elles suivent la règle d'or, à savoir : celui qui possède l'or établit les règles. » En clair, ceux qui financent désignent les rois et commandent.

Des obstacles sur le chemin de l'augmentation de capital de la BAD

Comme par hasard, ce coup de pression des États-Unis est intervenu alors qu'Akinwumi Adesina négociait une augmentation du capital de la banque, conclue favorablement en octobre 2019, qui le hissera « de 93 à 208 milliards de dollars » sur dix ans, « de 2020 à 2030 ». Soit une hausse de 125 %. Au même moment, Daniel Runde écrit : « Les actionnaires vont devoir poser de sérieuses questions. Les États-Unis, en tant que principal donateur, n'ont pas le même vote et la même influence au sein de la BAD que dans les autres banques multilatérales de développement », comme à la Banque asiatique de développement et à la Banque interaméricaine de développement. « La BAD devrait reconsidérer la position de ses grands actionnaires non régionaux, qui s'expriment de plus en plus sur le pouvoir de vote disproportionné qu'ils détiennent par rapport à l'importance de leurs contributions. S'ils sont prêts à payer, ils devraient avoir un plus grand nombre d'actions à mener au sein de la banque. »

Manifestement, les États-Unis n'ont pas obtenu gain de cause. Akinwumi Adesina leur a-t-il opposé une fin de non-recevoir ? S'est-il dressé contre le dessein américain ? Difficile à dire. Pour l'instant, les protagonistes restent murés dans le silence. Mais c'est à partir de là que les ennuis du président de la BAD ont commencé.

Le tir parti de la Banque mondiale?

Premier sniper : David Malpass. Ce fidèle soutien du président Trump, nommé sous-secrétaire au Trésor américain chargé des affaires internationales, est propulsé à la tête de la Banque mondiale en avril 2019. Il décoche une flèche en février 2020. Pointant la gestion du président de la BAD, il déclare que plusieurs banques de développement « ont tendance à prêter trop rapidement et à aggraver le problème de la dette des pays ». Réponse d'Akinwumi Adesina : la Banque mondiale « a des opérations beaucoup plus importantes en Afrique que la BAD », la première « ayant approuvé des financements à hauteur de 20,2 milliards de dollars en 2018 contre 10,1 milliards de dollars » pour la seconde, complète la BAD dans un communiqué.

Dans le sillon de lanceurs d'alerte pour comportements non conformes à l'éthique ?

Pour renforcer les attaques, les artisans de l'opération de déstabilisation du Nigérian saisiront l'opportunité d'un courrier adressé aux gouverneurs de la banque panafricaine en janvier 2020 par des lanceurs d'alerte. Ces derniers accusent Akinwumi Adesina de comportement contraire à l'éthique, de favoritisme dans des nominations de Nigérians à des postes de hauts responsables, d'enrichissement personnel. Ce qu'il nie en bloc. Entre-temps, ces griefs à l'encontre du président de la banque ont fuité dans la presse, donnant un écho planétaire aux accusations qui pèsent sur lui, alors qu'il est déjà engagé dans la campagne pour sa réélection. Le conservateur Steven Dowd, l'actuel président américain du comité d'audit et des finances de la BAD, est soupçonné d'être à l'origine des fuites sur les accusations qui touchent le Nigérian.

Le 5 mai, une enquête interne de la banque disculpera Akinwumi Adesina, faute de preuves. Contrariés, les États-Unis jettent un pavé dans la mare. Dans une lettre datée du 22 mai, le secrétaire d'État américain au Trésor, Steven Mnuchin, émet « de sérieuses réserves » sur les conclusions de l'enquête. Et en tant que membre du conseil d'administration de la BAD, il demande « une enquête approfondie sur ces allégations par un enquêteur extérieur indépendant ». Après 15 jours de silence, le Bureau des conseils des gouverneurs de la BAD accepte, le 5 juin, qu'une nouvelle enquête soit « menée par une personne neutre, intègre, de haut calibre ayant une expérience incontestable et une réputation internationale avérée, dans un délai de deux à quatre semaines au maximum, en tenant compte du calendrier électoral de la banque. » Cette mission est confiée début juillet à l'ancienne présidente irlandaise Mary Robinson.

Suspense quant à l'issue, mais la bataille va laisser des traces

Qu?il soit innocenté ou accusé, quel sera le sort d?Akinwumi Adesina, sous la menace du rouleau compresseur américain ? Selon l?agence Bloomberg, Washington a obtenu, entre-temps, le soutien de la Suisse, ainsi que celui du Danemark, de la Suède, de la Norvège et de la Finlande. Le Nigérian bénéficie toujours du soutien du camp africain et de l?agence de notation S&P Global Ratings. Tout en maintenant la note triple A à la BAD, elle précise dans un communiqué du 19 juin 2020 que « le bureau des conseils des gouverneurs de la BAD a souscrit aux conclusions du comité d?éthique qui a exonéré le président de tout acte répréhensible, bien qu?il autorise un examen indépendant du rapport compte tenu des opinions divergentes des gouverneurs. Nous pensons que, conformément à nos attentes, cette question a été traitée de manière appropriée par les voies institutionnelles appropriées. [?] Nous nous attendons à ce que le soutien des actionnaires demeure solide, quel que soit le résultat de l?enquête indépendante. »

Interrogée par la BBC, le 30 mai 2020, Nancy Birdsall, associée senior au Center for Global Development, un think tank anglo-saxon, prédit que « le Trésor américain devrait rechercher une forme de compromis discret dans lequel personne ne perdrait la face ». Fin du suspense d'ici quelques semaines.

Source: Le Point